XIII
ÇA AURAIT PU ÊTRE NOUS

Fin janvier 1810, la petite escadre du vice-amiral Sir Richard Bolitho était rassemblée au complet, et l’Amirauté n’envisageait pas de lui envoyer de renforts.

Bolitho en était déçu, mais pas réellement surpris. L’arrivée au Cap du dernier transport de troupes l’avait réconforté. Les bâtiments du commodore Keen l’avaient escorté tout du long à partir de Portsmouth et des Downs. Encore le Destin, les deux soixante-quatorze qui avaient assuré le plus gros de la protection du convoi avaient servi sous la marque de Bolitho pendant l’affaire des Antilles, laquelle s’était conclue par la prise de la Martinique. Le premier, le vieux Sans-Pareil, était commandé par ce grincheux de comte irlandais, Lord Rathcullen, un homme difficile même dans ses meilleurs jours. Mais c’était lui qui, désobéissant aux ordres, s’était porté au secours de la petite escadre de Bolitho submergée par le nombre. En hissant une marque de contre-amiral, Rathcullen avait fait croire à l’ennemi que Herrick avait pris la mer avec une escadre plus forte, alors qu’il était resté à terre. Les mots de Rathcullen revenaient souvent à l’esprit de Bolitho, il lui avait répété ce que lui avait dit Herrick. Je n’encourrai pas deux fois un blâme. C’était seulement à Freetown, lorsqu’il avait soupé avec Herrick pour la dernière fois, qu’il avait vraiment senti à quel point il était amer.

L’autre deux-ponts était Le Glorieux. Keen avait eu du nez en le choisissant pour y mettre sa marque, songeait Bolitho. Son commandant, John Crowfoot, tout voûté, avec son air de curé de campagne, serait plus facile à manier que Rathcullen lorsqu’il s’agirait des affaires au jour le jour.

Les autres bâtiments de Keen étaient immédiatement rentrés en Angleterre. Leurs Seigneuries craignaient peut-être que Bolitho les double et les garde avec lui.

A bord de la Walkyrie, ses relations avec Trevenen ne s’étaient pas améliorées. Lorsqu’Adam était arrivé triomphalement avec ses captures, ce corsaire américain, le Trident, ainsi qu’un navire marchand français fort utile, le brick dont il s’était emparé à l’île de Lorraine, Trevenen avait eu le plus grand mal à cacher sa colère et sa jalousie.

Bolitho avait renvoyé à Freetown les deux prises ainsi que le brick américain, l’Aiglon, où une cour déciderait de leur sort. Le brick HMS L’Impétueux, qui avait fini par arriver au Cap en compagnie de l’Orcades de Jenour, avait pris la mer avec eux. Il ne faisait pas un bâtiment d’escorte bien redoutable, mais il rappellerait au moins aux équipages ce qu’était l’autorité royale.

Bolitho était passé à bord de la Walkyrie, alors que bien des amiraux auraient préféré le confort que leur offraient les cantonnements à terre. Il pensait que sa place était en mer, ou au moins au mouillage, car il serait ainsi capable de lever l’ancre s’il avait du nouveau sur les intentions de Baratte. De Herrick, aucune nouvelle. Baratte jugeait-il qu’on allait l’attaquer pour le libérer ? Ou le gardait-on en otage pour quelque autre raison ?

Il regarda Yovell, penché sur son petit bureau, faisant frénétiquement grincer sa plume pour rédiger de nouveaux ordres destinés à ses commandants. Le vaisseau était aussi calme que d’habitude, et pourtant, il avait l’impression de sentir une différence. On disait qu’un vaisseau valait ce que valait son commandant, et rien de plus. Trevenen s’était rendu à bord du Glorieux, le bâtiment de Keen, où devaient les rejoindre tous les autres commandants.

Il ramassa sa coiffure et dit à Yovell :

— Je monte sur le pont. Venez me rejoindre lorsque mon canot sera paré.

Il trouva sur la dunette Avery qui discutait tranquillement avec Allday. Apparemment, toute barrière était tombée entre eux et Bolitho en était heureux pour les deux hommes.

Il s’abrita les yeux pour observer sa petite flotte, dominée par les deux soixante-quatorze. La Walkyrie devait paraître aussi grosse aux veilleurs, comme aux badauds. C’était étrange, cette façon qu’avaient de vieux vaisseaux de se séparer puis de se retrouver. La famille. Dans son escadre précédente, lorsqu’il avait mis sa marque à bord du Prince Noir, se trouvait un soixante-quatorze baptisé Walkyrie. Qu’était-elle devenue ? Coulée, détruite au cours de quelque combat ignoré, ou retirée du service et en train de pourrir comme ce ponton à Freetown ? Il se tourna vers le pont et les hommes qui y travaillaient, occupés aux mille et une besognes qui faisaient leur quotidien.

Quelques-uns levèrent la tête, et il crut reconnaître le jeune matelot qui lui avait fait un sourire.

Le dévouement était quelque chose qui devait venir du haut. Et ce n’était pas entièrement la faute de Trevenen si son vaisseau était malheureux. Cela commence avec moi.

Il se tourna vers le rivage, ses bâtiments blancs, imaginant les soldats à l’exercice dans des nuages de poussière.

Ils ne pouvaient attendre plus longtemps. Un régiment devait arriver des Indes, alors que sa force s’approcherait des îles françaises par le sud-ouest.

Il se mit à faire les cent pas, lentement, à peine conscient de la chaleur qui lui tombait sur les épaules.

L’ennemi devait être au courant de leurs préparatifs. Avec tous les navires marchands et caboteurs qui allaient et venaient sans cesse, il était impossible de garder longtemps le secret. Et cette grosse frégate américaine, l’Unité ? Se trouvait-elle bien douillettement à l’île Maurice ou à l’île Bourbon ? Dans ce cas, ce serait certainement un bon motif d’espoir pour leurs adversaires.

Il songeait aux lettres qu’il avait reçues de Catherine. Elle lui faisait des descriptions très vivantes de la campagne, des préparatifs de Noël, de son projet assez inattendu de se lancer dans le commerce en achetant un brick charbonnier, la Maria José. Ce pauvre Roxby avait dû être horrifié à cette idée. Dans son esprit, la place d’une femme était à la maison, point final.

Lorsqu’il était monté à bord du bâtiment de Keen à son arrivée, Bolitho avait été surpris par le changement qu’il avait constaté chez l’homme. Il faisait toujours aussi outrageusement jeune, mais on sentait chez lui une maturité nouvelle, la fierté que lui donnaient sa promotion et ce qu’elle représentait. Lorsque Bolitho lui avait parlé des récents succès d’Adam, de ses trois prises, il avait senti que ces nouvelles lui faisaient réellement plaisir.

— Avant de partir, je disais à Lady Catherine qu’il allait faire des prouesses. Avoir à lui tout seul l’immensité de l’océan, au lieu de briquer la mer devant Brest ou dans le golfe de Gascogne, voilà ce qu’il lui faut !

Pourvu que ça dure, se dit Bolitho. Adam allait être là-bas avec les autres. Leur première rencontre depuis… depuis quand, déjà ?

Allday émergea de l’ombre derrière les filets de branle.

— Votre canot est le long du bord, sir Richard.

Il avait l’air dégoûté, l’amiral obligé d’utiliser le canot du commandant et non celui qui aurait dû lui être réservé, comme à bord du Prince Noir.

Avery vint le rejoindre près de la dunette. Urquhart, le second, conversait avec le capitaine fusilier tandis que la garde se rassemblait à la coupée.

— Je me demandais, amiral : le fait que les prises soient envoyées à Freetown ne risque-t-il pas de causer quelques frictions avec les Américains ?

Bolitho se tourna vers lui. Avery réussissait à ne pas faire usage de son titre lors de leurs entretiens informels, et lui-même sentait que cela réduisait la distance entre eux, qu’il en devenait plus accessible. Allday, bien entendu, refusait catégoriquement de l’appeler autrement que Sir Richard.

Il réfléchit à sa question. Avery lui donnait à penser sérieusement. Rares étaient ceux à y avoir songé. En général, les réactions se limitaient à des pensées telles que : « Un bon coup sur la caboche des Français, et que ceux qui les aident aillent au diable. » Avery, lui, avait pesé toutes les conséquences, et Bolitho était content de voir qu’il s’en souciait.

— Le Trident a tiré sur un bâtiment britannique avant de faire prisonnier le contre-amiral Herrick. Il s’agit d’un acte de guerre, en présence ou non de l’officier français qui commandait le détachement d’abordage. L’Aiglon se livrait ou non à des activités légales, mais il a tiré sur l’Anémone et avait à son bord des déserteurs anglais ou des gens qui y ressemblent.

Il sourit en voyant à quel point l’officier avait l’air sérieux.

— Vous n’êtes pas convaincu ? Ce sera à un tribunal d’en décider. Mon neveu a fait ce qu’il avait à faire, et je le soutiendrai, même en face des plus hautes autorités. Quant au brick français, il nous rapportera quelques guinées de parts de prise, ou rejoindra la Flotte.

Il lui prit le bras :

— Je ne crois pas que nos deux pays vont entrer en guerre à cause de ça – il réfléchit : En tout cas, pas tout de suite.

Ils se dirigèrent vers la coupée et Bolitho aperçut Yovell, équipé de pied en cap avec sa lourde sacoche de papiers. Il était déjà descendu dans le canot qui dansait en bas.

Il jeta un coup d’œil à Urquhart. C’était un bon second, ou aurait pu l’être. Bolitho hésita, le temps de s’assurer que le capitaine fusilier était hors de portée de voix.

— J’ai un mot à vous dire, Mr Urquhart.

L’officier se raidit et lança un regard au-dessus de l’épaule de l’amiral.

— J’ai cru comprendre que vous aviez exprimé le désir de prendre le commandement d’une prise, si l’occasion s’en présentait ?

Urquhart avait du mal à déglutir.

— Je… je, enfin, je n’en ai pas parlé au commandant, sir Richard.

Bolitho l’observait. Il était jeune, expérimenté, ce serait du gaspillage et une grande perte pour la Flotte.

— J’entends bien plus de choses que n’en imaginent les gens – il le fixait, impassible : Cela mettrait fin à toutes vos espérances. Renoncer à une position à bord de ce fier vaisseau flambant neuf serait vu sous un autre angle, j’imagine.

Il se souvenait de l’amertume dont avait fait preuve Avery lors de leur première rencontre.

— Vous êtes lieutenant de vaisseau, Mr Urquhart, et lieutenant de vaisseau vous resteriez. Vous sombreriez dans l’oubli.

— Mais, c’est seulement que…

— Je ne souhaite pas en entendre plus, Mr Urquhart. Ce sont vos affaires, pas les miennes. Même si vous n’êtes pas d’accord, même si cela vous est désagréable, vous devez prendre en compte les responsabilités qui sont les vôtres, à bord de ce vaisseau. Comprenez-vous bien ce que je veux dire, jeune homme ?

— Je pense que oui, sir Richard.

Il releva la tête et regarda Bolitho dans les yeux.

— Je vais abandonner ce projet.

Bolitho hocha la tête.

— Le brick Orcades est quelque part au large. Il est commandé par un homme qui était lui aussi lieutenant de vaisseau, avant de prendre le commandement d’une prise, mais il y a une grosse différence. C’est moi qui lui ai ordonné de le faire et désormais, il a un commandement. D’ailleurs, j’ai eu moi-même mon premier commandement après que l’on m’ait confié une prise. Mais, rappelez-vous bien, si l’on vous en donne l’ordre. Ce n’est pas à vous de choisir ce qui vous convient ou pas.

Il voyait qu’il hésitait et se demanda comment Allday avait mis à jour son secret.

Il s’éloigna et, immédiatement, les fusiliers ainsi que la garde à la coupée entrèrent en action.

Allday savait parfaitement ce qui venait de se passer. Il savait tout aussi bien que le second, lui, ne se doutait de rien. Il suivit Avery dans le canot et alla se caler contre le gros secrétaire. Il ne jeta pas même un simple coup d’œil à l’armement, les hommes se tenaient raides, les visages fermés. Allday était bien content de ne pas avoir à servir sous les ordres de quelqu’un comme Trevenen. Le second avait paru surpris par les propos de Bolitho : cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’un conseil, mais d’une mise en garde. Il serait trop bête de ne pas en tenir compte, songea Allday. Cela dit, la plupart des officiers étaient assez stupides.

Il leva les yeux et surveilla, tel un faucon, Bolitho qui descendait à son tour. Il esquissa le geste de lui tendre la main pour l’aider.

Avery l’avait vu faire, il avait déjà remarqué ce genre de réaction chez lui. Il vit que Yovell le suivait de ses yeux brillants derrière ses lunettes. Lui aussi partageait ce mystérieux secret, de même que le domestique taciturne, Ozzard.

— Poussez devant ! Sortez ! Avant partout !

Allday regarda l’enseigne à qui l’on avait donné sans nécessité la responsabilité du canot, à cause de la présence d’un officier général, et que cela rendait d’autant plus nerveux.

Bolitho s’abrita les yeux pour observer l’Anémone au moment où l’embarcation s’éloignait lentement par le travers. A l’arrière, des hommes installés dans des chaises de calfat étaient occupés à des travaux de peinture et de nettoyage, aux endroits où les tireurs du Trident avaient fait mouche avant que la bordée bien ajustée de l’Anémone ne le désempare. Il était reparti à la remorque de l’Aiglon. Nul ne pouvait reprocher à Adam de s’être lancé seul et sans soutien à l’attaque en franchissant un récif mal reconnu. Il n’y avait aucun autre vaisseau disponible. Bolitho fit la grimace. Pourtant, si les choses avaient mal tourné pour lui, Adam devait savoir plus que tout autre ce qu’il lui en aurait coûté.

Il examina les autres bâtiments de sa modeste escadre, les tuniques rouges étaient déjà rassemblées sur le pont du Glorieux pour le recevoir.

Cela ne faisait pas une flotte, mais, utilisée judicieusement et avec détermination, elle pourrait suffire. Lorsque L’Impétueux serait revenu et que Tyacke serait rentré de sa croisière, s’il ne recevait pas d’autre ordre, il serait paré.

— Ce vaisseau a fort belle allure, sir Richard, lui glissa Allday. Il paraissait mélancolique. Il se souvenait sans doute de leur première rencontre, songea Bolitho, à bord de la Phalarope. Après avoir été d’abord commandée par un tyran du genre de Trevenen, elle était devenue une véritable légende. Et Herrick avait joué un grand rôle dans cette métamorphose. Cette pensée l’attrista.

— Paré devant, brigadier !

Bolitho était soulagé, l’ombre du vaisseau les dominait. C’était étrange, il n’avait jamais pu s’habituer à cet aspect de son métier. Jeune capitaine de vaisseau déjà, vice-amiral à présent, il se sentait toujours gêné à l’idée que pourraient se faire de lui ceux qui se trouvaient immobiles en plein soleil, de ce qu’ils pourraient désirer. Et comme d’habitude, il devait essayer de se persuader qu’ils étaient encore plus gênés que lui.

Avery le vit escalader d’un pas léger la muraille du vieux soixante-quatorze. Il demanda doucement, de façon que seul Yovell puisse l’entendre :

— Sir Richard a-t-il beaucoup changé, après toutes ces années ?

Yovell ramassa sa sacoche.

— Il n’a guère changé, répondit-il en le regardant, l’air curieux. Mais c’est nous qu’il a tous changés !

Allday lui fit un grand sourire :

— Je crois que vous êtes attendu sur le pont, capitaine !

Avery manqua de tomber en se précipitant derrière son supérieur.

Yovell dit à Allday :

— Je ne sais pas trop qu’en penser, John.

Ils se mirent à rire comme des conspirateurs sous l’œil de l’enseigne responsable du canot qui les regardait sans rien comprendre à ce qui se passait.

 

Le brick de Sa Majesté britannique Larne, quatorze canons, tanguait et embardait dans une grosse houle courte, mais le claquement des voiles et les chocs dans le gréement témoignaient assez qu’il était encalminé.

Quelques silhouettes animaient le pont, certaines titubaient comme des ivrognes lorsque la robuste coque retombait et glissait dans un creux. Quelque part à bâbord, visible par intermittence de la seule vigie en haut de son mât, on apercevait les côtes d’Afrique, Molembo, là où de nombreux négriers s’étaient fait poursuivre jusqu’à la terre par des bâtiments comme la Larne.

La plupart des nations avaient mis hors la loi la traite et le trafic qui avaient causé la perte de tant de vies, mais ce petit commerce durait lorsque le prix en valait la peine.

Dans la chambre du brick, le capitaine de frégate James Tyacke essayait de se concentrer sur la carte tout en pestant contre ce vent contraire qui lui avait manqué après son appareillage de Freetown, dès qu’il avait pris connaissance des ordres de Sir Richard Bolitho. Il se réjouissait à l’idée de le revoir. Il s’étonnait lui-même de ce qu’il ressentait, alors qu’il avait toujours éprouvé peu de respect envers les officiers généraux. Mais Bolitho l’avait fait changer d’avis pendant la campagne de Bonne-Espérance. Il avait même enduré le manque de confort de sa petite goélette, la Miranda, que Tyacke commandait alors ; et lorsqu’elle avait été coulée par une frégate ennemie, Bolitho lui avait donné la Larne.

L’isolement et l’indépendance propres à ces croisières à la poursuite des négriers convenaient fort bien à Tyacke. La plupart de ses hommes étaient de bons marins qui aimaient tout comme lui échapper aux contraintes de la vie en escadre. Peu nombreux étaient ceux qui se souciaient de la traite : c’était quelque chose qui avait cours, ou que l’on avait pratiqué jusqu’à ce que des lois nouvelles en décident autrement. Mais échapper à la tutelle d’un officier général, avec en prime la perspective de se partager quelques parts de prise, voilà qui était du goût de tous.

Tyacke se redressa et fronça le sourcil en écoutant son petit bâtiment qui grondait et roulait dans les griffes de l’océan Atlantique. Il repensait souvent à cette fois où il avait recherché Bolitho et sa dame après le naufrage du Pluvier Doré sur le grand récif. Son incrédulité s’était changée en prière, ce qui était rare chez lui, lorsqu’il avait confirmé qu’ils avaient survécu dans cette chaloupe desséchée par le soleil.

Il pensait à cette robe qu’il serrait dans le coffre de sa chambre, cette robe qu’il avait achetée à Lisbonne pour la jeune fille qui lui avait promis de l’épouser. Il l’avait donné à Lady Somervell pour la protéger des regards des marins. Plus tard, après le mariage de Keen, auquel il avait assisté, perdu dans la pénombre de l’église, elle la lui avait rendue, toute propre et emballée dans une boîte capitonnée.

Elle y avait joint un petit mot : « A vous, James Tyacke, et pour celle qui la méritera. »

Il se leva et s’agrippa à un barrot pour tenir debout. Sa chambre était minuscule, comme à bord d’une frégate miniature, mais quand on avait connu une goélette, c’était un véritable palace.

Il alla vers le miroir suspendu. Une figure qui aurait pu être belle, un visage bienveillant et des traits bien dessinés, jusqu’à ce jour du combat d’Aboukir, comme on l’appelait désormais. Le côté gauche de son visage était indemne ; l’autre n’avait plus rien d’humain. Qu’il ait conservé cet œil tenait du miracle. On avait l’impression qu’il brillait dans un magma de chair informe, comme une lumière furieuse, avec un air de défi. Tous ceux qui se trouvaient autour du canon avaient péri et Tyacke ne se souvenait de rien.

Pour celle qui la méritera.

Il se détourna, sa vieille amertume le reprenait. Quelle femme accepterait de vivre avec ça ? Pour trouver en se réveillant cet horrible visage près de soi ?

Il écouta la mer. Là était sa seule échappatoire. Il y avait acquis le respect de ses hommes et de celui qu’il partait rejoindre.

Il se secoua et se décida à monter sur le pont. A présent, la plupart de ses marins réussissaient à le regarder sans manifester ni pitié ni horreur. De ce point de vue, songea-t-il, j’ai de la chance. Il disposait de trois officiers et de plus de marins bien amarinés que la plupart des frégates. La Larne bénéficiait même des services d’un chirurgien, un homme qui s’intéressait à la médecine tropicale et aux fièvres diverses qui étaient la plaie de ces contrées. Il rédigeait des monceaux de notes qui lui permettraient peut-être d’entrer un jour à l’Académie de chirurgie.

L’air marin était râpeux, presque comme le sable chaud du désert. Il dut refermer les yeux sous la lumière aveuglante avant de distinguer les hommes de quart. Des gens qu’il avait appris à connaître de mieux en mieux, plus intimement qu’il n’aurait cru possible. Ozanne, son second, était originaire des îles Anglo-Normandes et avait d’abord navigué au commerce. Il avait gravi un à un les échelons et était de cinq ans plus âgé que son commandant. Pitcairn, le maître pilote, était lui aussi un vétéran qui abhorrait les servitudes et la rigidité des gros vaisseaux, alors que ses aptitudes auraient pu lui permettre de viser bien plus haut. Livett, le chirurgien, était occupé à dessiner près d’un pierrier. Il paraissait jeune tant qu’il n’ôtait pas sa coiffure, et l’on découvrait alors qu’il était chauve comme une boule de billard.

Tyacke se dirigea vers le tableau pour observer ce qui se passait sur leur arrière. Le bâtiment montait et redescendait dans les creux, inerte, sans erre.

Il savait qu’il n’y pouvait rien, mais il était de caractère impatient et détestait de ne pas pouvoir gouverner ni manœuvrer.

Le pilote vit bien de quelle humeur il était. Il commença :

— Ça peut pas durer encore bien longtemps comme ça, commandant. La visibilité est tellement mauvaise dans l’est que j’m’attends à un sacré coup de chien.

Tyacke prit une lunette et se cala les fesses contre l’habitacle. Pitcairn se trompait rarement. Il amena l’instrument dans la direction de là où devait se trouver la terre, au-dessus de la brume.

— Et on risque d’avoir de la pluie, commandant, ajouta Ozanne.

— Ce serait pas de refus, grommela Tyacke, le bois est sec comme de l’amadou.

Il fit pivoter sa lunette au-dessus des creux, passa sur un groupe de mouettes qui se laissaient dériver. On aurait dit qu’elles étaient liées entre elles, comme les fleurs d’une guirlande déposée sur une tombe.

Ozanne, qui le regardait, savait bien ce qu’il ressentait. Un fort bel homme, mais qui ferait se détourner la tête à n’importe quelle fille. Et sur-le-champ. À une époque, Ozanne avait eu du mal à faire abstraction de ce visage horriblement défiguré pour découvrir l’être humain qui se dissimulait derrière. Celui que les marchands d’esclaves craignaient plus que tout autre. « Le diable à la demi-figure. » Bon marin, qui se montrait juste envers son petit équipage. Et les deux ne faisaient pas toujours bon ménage dans la marine royale.

Tyacke sentait la sueur lui ruisseler sur le visage. Il s’essuya du bout des doigts, il détestait cette sensation. Qui donc lui avait dit que les choses auraient pu être pires ?

— Je ne suis pas du tout de cet avis.

Il sursauta en comprenant qu’il avait parlé tout haut, mais réussit tout de même à sourire lorsqu’Ozanne lui demanda :

— Oui, commandant ?

Le pont se mit à vibrer doucement et, lorsqu’il releva la tête, il vit que la flamme était tendue comme un fouet. Les espars commençaient à raguer et à grincer, les hommes de quart semblèrent se réveiller de leur torpeur.

— Du monde aux bras !

Le brick fit une petite embardée et, les deux timoniers qui restaient là sans rien faire, les mains posées sur la roue, s’emparèrent des manetons sous la pression soudaine du safran.

Tyacke se tourna vers le maître pilote.

— Vous aviez raison, ça sent la tempête, Mr Pitcairn ! Bon, on va pas refuser ce que l’on nous offre !

Personne n’avait bougé et il étouffa un juron en entendant pour la deuxième fois ce qu’il avait d’abord pris pour le tonnerre.

— Le canon ! s’exclama Ozanne.

Le pont s’inclina plus fortement et la grande voile de misaine se tendit comme si elle avait sa propre existence.

— Rappelez la bordée de repos ! Je veux toute la toile dessus ! Revenez à la route, Mr Manley !

Les hommes surgirent en courant de l’entrepont à l’appel des sifflets. Les gabiers gagnaient déjà les hautes vergues, d’autres libéraient drisses et écoutes dans l’attente de nouveaux ordres. Quelques-uns trouvèrent le temps de voir leur commandant ; il avait l’air formidable. Ils ne savaient pas ce qui se passait, ils s’interrogeaient, mais ils lui faisaient confiance.

— A entendre le bruit, du gros calibre, dit Ozanne.

Il ne broncha pas lorsque la Larne se coucha à la nouvelle route, tribord amures.

— En route au sudet, commandant ! annonça le timonier.

Tyacke, qui se frottait le menton, ne vit pas les regards que les autres s’échangeaient. Il n’était pas conscient qu’il faisait toujours ce geste en présence du danger.

C’était trop gros pour être un bâtiment de patrouille contre la traite, Ozanne avait raison sur ce point. Les embruns jaillissaient au-dessus de la guibre et douchaient ceux qui se trouvaient à l’avant. Dans cette lumière crue, l’eau prenait la couleur de l’or.

Deux frégates alors ? Il examina les voiles une par une. La Larne partait à la gîte dans les creux, la mer noyait le pont avant de refluer par les dalots. L’un des leurs, peut-être, pris à partie par plus fort que lui ou submergé par le nombre ?

Il cria :

— Rappelez aux postes de combat dès que le cœur vous en dit, Mr Ozanne – Puis, faisant signe à un marin : Ma chambre, Thomas, allez me chercher mon sabre, et vivement !

Aussi soudainement que le vent s’était levé, la pluie commença de tomber, des trombes d’eau qui avançaient sur l’eau en rangs si serrés qu’on avait l’impression de voir s’avancer une muraille géante. Lorsqu’elle atteignit le bâtiment, les hommes en eurent le souffle coupé, immobilisés sur place à cracher et à suffoquer. Quelques-uns en profitèrent pour se laver, d’autres se contentaient de rester là et de s’éclabousser avec bonheur. On entendait de nouvelles explosions à travers le vacarme de la pluie, toujours le même son comme si un seul vaisseau tirait du canon.

Puis il y eut une explosion beaucoup plus forte qui sembla durer plusieurs minutes. Tyacke en sentit l’écho sur la coque ; le son semblait remonter des profondeurs.

Le bruit cessa enfin, on n’entendait plus que celui du déluge. Le grain s’éloignait et le soleil perça, comme s’il était allé se cacher. Les voiles, le pont, tout le gréement fumaient et les marins se regardaient l’un l’autre comme à la fin d’un combat.

Pourtant, le vent restait bien établi, dégageant la vue de terre et les lignes de courant.

La vigie cria :

— Ohé du pont ! Voile dans le sudet ! Une coque chavirée !

Le vent continuait de dissiper la brume et Tyacke comprit qu’il s’agissait en fait de fumée. L’autre bâtiment, ou les autres, étaient déjà loin, puisque seule la vigie les apercevait. Des assassins.

Des marins s’éloignaient de leurs pièces, ou de ce qu’ils étaient en train de faire et de la manœuvre pour regarder dans cette direction.

On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un récif, sauf qu’il n’y en avait aucun dans les parages. Ou encore, une coque réduite à l’état d’épave et laissée à la dérive au gré de l’océan. Mais non, ce n’était pas cela. C’était la coque chavirée d’un vaisseau, à peu près de la même taille que la Larne. Des bulles sales crevaient à la surface de l’autre bord, restes sans doute de cette grosse explosion. Elle allait couler d’un moment à l’autre. Tyacke ordonna d’une voix rauque :

— Mettez en panne, Mr Ozanne ! Bosco, aux canots !

Les hommes coururent aux palans et aux bras, la Larne monta lentement dans le lit du vent, toutes voiles battantes dans la plus grande confusion.

Tyacke n’avait jamais vu ses gens mettre aussi vite à l’eau la drome. C’était le résultat de l’expérience acquise lorsqu’ils arraisonnaient des négriers suspects. Mais ces hommes, ses marins, n’avaient pas besoin de cette carotte.

Il leva sa lunette. Des petites silhouettes se débattaient, pathétiques, pour tenter de s’accrocher à quelque chose, d’autres étaient prises dans les débris du gréement qui traînait le long du bord.

Cette fois, il ne s’agissait pas d’étrangers. Non, des gens comme eux. Un officier qui portait le même uniforme qu’Ozanne et les autres, des marins en chemises à carreaux. Il y avait aussi du sang dans l’eau, du sang qui sortait des cales, le vaisseau lui-même paraissait avoir été saigné à mort.

Les canots faisaient force rame et Tyacke vit le premier lieutenant, Robyns, qui désignait du doigt quelque chose à son maître d’hôtel.

Sans avoir besoin de vérifier, il savait que le chirurgien et son aide étaient déjà sur le pont pour prodiguer leurs soins aux premiers rescapés. Ils ne devaient pas être nombreux.

Des bulles de plus en plus grosses éclataient et Tyacke détourna les yeux en voyant apparaître un homme apparemment aveuglé par l’explosion, les bras tendus devant lui, la bouche grande ouverte dans un cri muet.

Tyacke serra les poings : cela aurait pu être moi.

Il détourna les yeux ; un jeune matelot se signait, pris de sanglots convulsifs, sans tenir compte de ses compagnons.

Ozanne laissa retomber sa lunette.

— Il sombre, commandant. Je n’ai eu que le temps de voir son nom, L’Impétueux – Il regardait alentour, encore incapable d’y croire : Ça aurait pu être nous !

Tyacke revint sur les canots qui s’étaient approchés aussi près qu’ils avaient osé, avirons sortis et lignes à l’eau pour que ceux qui savaient nager puissent s’y accrocher.

Le brick commença à s’enfoncer sous l’eau, on voyait encore des silhouettes essayant de s’échapper avant la plongée finale.

Pendant longtemps, ou ce fut ainsi du moins que cela leur parut, les canots firent des ronds dans les tourbillons, jusqu’à ce que tout, cadavres, espars, vêtements calcinés, eût disparu.

— Un des bâtiments de Sir Richard, Paul.

Il entendait encore son cri indigné : Ça aurait pu être nous ! Et cet aveugle qui appelait au secours alors qu’il n’y avait personne.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Pitcairn, le maître pilote, d’une voix rauque.

Tyacke alla accueillir les rares marins arrachés à la mort. Mais il s’arrêta sur le premier barreau de l’échelle. Ses terribles cicatrices étaient livides au soleil.

— Cela veut dire que c’est la guerre, mes amis. Une guerre sans pitié et où l’on ne fera pas de quartier jusqu’à ce que tout soit terminé.

Un homme se mit à hurler de douleur et Tyacke fit demi-tour.

Personne ne disait rien. Peut-être étaient-ce eux-mêmes qu’ils voyaient mourir.

 

Une mer d'encre
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